Ephémère prise de conscience ? Sentiment fugace qui s’effacera quand cette amère parenthèse de la crise sanitaire sera refermée ? Il est trop tôt pour en juger. Mais on pressent un tournant historique qui réhabilitera la société et l’Etat, loin de l’utopie épuisée de l’individu-roi.
On se souvient de la phrase de Margaret Thatcher, exaltant l’individualisme qui était la base de ses convictions : «There is no such thing as society», «il n’y a pas de société», aphorisme brutal selon lequel seuls les droits et les intérêts des individus, séparés et autonomes, fondaient en fait le contrat social. Depuis midi aujourd’hui, les Français, comme beaucoup d’Européens, confinés chez eux par le coronavirus, éprouvent concrètement la fausseté du théorème qui a changé le monde en lançant la «révolution conservatrice» des années 80.
Séparés des autres au nom de la précaution sanitaire, ils se rendent compte – ou vont se rendre compte – que le citoyen moderne, s’il tient à sa liberté, à son quant à soi, est malgré tout, et peut-être avant tout, un animal social. Comme ces Italiens qui paraissent à leur balcon trois fois par jour pour chanter en chœur ou applaudir ensemble les personnels des hôpitaux, ils vont mesurer combien ils ont besoin de se retrouver avec d’autres pour se rassurer et vérifier qu’ils sont bien membres de cette chose «qui n’existe pas» : la société.
Besoin psychologique, élémentaire, fondamental dans la vie courante, qui implique le lien, l’échange, le travail ou le loisir en commun. La vie nucléaire, familiale ou solitaire, imposée par les circonstances, a quelque chose d’artificiel, de contraint, de vide et de pénible, si elle n’est pas complétée, enrichie, encadrée, par les relations sociales de toutes natures qui lui donnent son sens collectif. «L’enfer, c’est les autres», écrivait Sartre. Formule métaphysique qui trouve peu de substance dans l’existence réelle. Privés de contacts humains, les Français en viendront peut-être à penser que «l’enfer», c’est justement quand les autres sont absents.
Réhabilitation de l’Etat
D’autant que cet enfermement provisoire met en lumière une autre réalité : le rôle soudain décisif et éclatant de la collectivité, représentée et organisée par son Etat, dont chacun, empêché d’agir, dépend désormais presque entièrement. L’Etat qui édite les règles sanitaires pour limiter les pertes humaines, l’Etat qui lutte contre le virus grâce à des services publics dont on redécouvre l’utilité précieuse, l’Etat dont on ne déplore plus les coûts excessifs mais qu’on presse au contraire de dépenser sans compter pour aider l’hôpital public, pour garantir la sécurité, pour voler au secours des plus faibles, pour empêcher les faillites d’entreprise, pour maintenir autant que possible le fonctionnement normal de la vie économique. L’Etat que Boris Johnson, Premier ministre thatchérien, voulait laisser en dehors de l’épreuve pour s’en remettre à la responsabilité individuelle, mais qu’il doit soudain mobiliser devant les conséquences redoutées d’un «laisser-faire» porteur de malheur sanitaire et social.
Ce sera peut-être la grande leçon de cette crise imprévue, comparable au choc de la dernière guerre, quand les sociétés européennes mobilisées par le conflit ont éprouvé l’importance de la solidarité, de la force collective, et décidé, une fois la paix acquise, de créer l’Etat providence, chargé démocratiquement de protéger les individus contre les aléas d’une existence solitaire à la dureté insupportable. A la hausse : les valeurs de partage, de civisme, de coopération et d’action collective. A la baisse : le «chacun pour soi» des sociétés matérialistes, l’Etat minimal qui se contente de fonctions «régaliennes» et se retire peu à peu de la vie sociale, la dérégulation qui fait une confiance aveugle aux mécanismes du marché alors que seules des règles collectives acceptées fondent une société civilisée, dans un équilibre entre initiative individuelle et solidarité collective.
Ephémère prise de conscience ? Sentiment fugace qui s’effacera quand cette amère parenthèse de la crise sanitaire sera refermée ? Il est trop tôt pour en juger. Mais on pressent un tournant historique qui réhabilitera la société et l’Etat, loin de l’utopie épuisée de l’individu-roi.
por Laurent Joffrin directeur de la publication de Libération